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12 avril 2013 5 12 /04 /avril /2013 11:31

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1932. Ned Giles, jeune garçon paumé suite aux décès consécutifs de ses deux parents, quitte Chicago pour rejoindre une « expédition » regroupant de riches personnalités américaines. Embauché comme photographe, Ned a pour mission d'immortaliser le voyage de toute la troupe. Où se rendent-ils ? Dans la Sierra Madre, au Mexique. Là vivent encore quelques centaines d'Indiens Apaches qui détiennent depuis trois ans un jeune mexicain : Huerta. Il faut le libérer. En riposte, une jeune apache vient d'être attrapée et jetée en prison. Elle est la fille sauvage, celle qui servira à l'échange de Huerta.

 

La narration oscille entre les carnets de Ned Giles et un narrateur omniscient qui focalise sur le personnage et l'histoire de la niña bronca, la fille sauvage. Ils sont les protagonistes principaux de l'oeuvre, et leur destin se croisera pour se lier à jamais.

 

Ce livre fut glissé dans ma valise pour partir à la maternité... Je le commençais là-bas, mon Tout Petit en position foetale contre ma poitrine... Un livre choisi non sans hasard : une des cultures que j'admire le plus. Mon thème de prédilection. L'histoire des Indiens d'Amérique. Et Jim Fergus, en fervent rapporteur de cette période de l'histoire, dont je vous ai déjà parlé avec Mille femmes blanches.

 

Malgré les arguments frappants du livre pour me séduire, ma réception reste en demie teinte. La fiction est sympathique, le récit à rebondissements empêche l'ennui. Pourtant, je ne suis pas aussi enthousiaste que l'oeuvre précédemment présentée de Jim Fergus. Bien que la vie des Apaches soit dépeinte, le manque de réalisme de l'intrigue m'a gênée. Les personnages m'ont semblé un peu légers, trop peu inquiets de leur devenir alors qu'ils sont faits prisonniers et condamnés à mort par les Indiens. L'humour de certains d'entre eux me parut souvent mal placé.

Plus clairement, il m'a manquée du tragique, du drame, du suspense. L'histoire des Indiens d'Amérique contre les Américains ou les Mexicains, comme c'est ici le cas, fut noire et baignée de sang. Même si l'auteur le retranscrit, c'est avec trop de recul et de légèreté à mon goût. Il manque ce qui a fait de Mille femmes blanches un grand succès et un vrai coup de coeur pour moi : l'illusion du vrai. Plus on avance dans la lecture, plus on sait que ce n'est que fiction.

L'aspect positif reste néanmoins la réflexion sur le sort des Indiens Apaches, la culture de ce peuple - et la question posée, qui reste en suspend depuis : lequel est le « barbare » ?

 

La fille sauvage de Jim Fergus, 2004, chez Pocket, 458 pages.

 

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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 21:54

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Trop de soleil tue l'amour de Mongo Beti

 

Un journaliste enamouré en danger

 

D'une première lecture superficielle de Trop de soleil tue l'amour l'on qualifierait naïvement ce texte de roman policier. Certes, c'est à cela qu'il s'apparente mais il ne faudrait pas s'y méprendre. Il en est ainsi pour bon nombre d'oeuvres importantes : une classification arbitraire serait dangereuse et dommageable.

On pourrait encore à tort imaginer un roman d'amour avec ce titre vendeur où soleil et amour sont associés. Mais une fois de plus, pas de précipitation, l'association des deux substantifs n'annonce rien de glamour puisque c'est le verbe « tuer » qui les lie l'un à l'autre.

Roman policier empreint de passion malheureuse ? Voyons de plus près.

Zam, diminutif de Zamakwé, occupe le poste de journaliste politique au Cameroun. L'intrigue qui nous est contée se déroule en 1996. Bien que le pays soit devenu une démocratie, il n'en porte que l'appellation. Le pouvoir exercé par le gouvernement n'a rien de démocratique mais s'apparente bel et bien à une dictature : « Chez nous, à un despotisme sanguinaire venait de succéder une dictature sournoise ; elle hésitait à massacrer les foules, mais surinait les individus isolés dans l'ombre ; elle se flattait d'organiser des élections, mais celles-ci tournaient aussitôt à la farce »(p.78). Dans ce contexte, il arrive à Zam de curieuses histoires. Un cambriolage d'abord le destituant de sa seule passion : le jazz. Tous ses CD ont été embarqués, plongeant notre journaliste dans une grande stupeur à laquelle s'ajoute la déprime. Sa musique lui est nécessaire : «C'est vrai, ça ! On ne pète pas les plombs parce que des petits voleurs de poules vous ont soulagé d'une centaine de CD de jazz. Bon sang, c'est pourtant ce qui m'arrive »(p.8). Et enfin que faire ? Dans un pays en proie à la folie, à la décadence, sans plus aucun ordre politique, social ou économique ? « Ici personne n'irait faire un drame d'un cambriolage, jazz ou pas. Dans un autre pays, je ne dis pas. Ca serait l'Helvétie, par exemple, ou le Liechtenstein, ou l'Islande, enfin quoi, l'un de ces pays bénis des dieux, peut-être imaginaires d'ailleurs, où le peuple choisit librement ses dirigeants tandis que les forces de l'ordre protègent le citoyen, la seule monstruosité de l'acte ameuterait les voisins [...] »(p.9). Pourtant, Zam ne se doute pas que ce vol n'annonce que les prémices d'un complot. S'ensuivent la découverte d'un cadavre dans son appartement, l'explosion de l'immeuble où il trouva refuge, des filatures, un enlèvement de l'ensemble du personnel du journal, lui compris, la disparition de Babète, la prostituée dont il est amoureux... L'alcool, omniprésent des premières aux dernières lignes du roman, semble un refuge à la souffrance du journaliste qui s'en remet à cette éventualité d'oublier, d'utiliser cette ivresse comme unique et ultime paradis.

Qu'arrive-t-il à Zam ? Qui lui en veut ? Qui souhaite sa perte ? Et pour quelles raisons ?

 

Aux premiers ennuis de Zam apparaît le personnage d'Eddie, le plus révolté mais aussi ambiguë du roman. Soi-disant avocat, activité qu'il s'est inventée, comme beaucoup dans le pays, les diplômes se révélant futiles, l'homme sort son ami de plusieurs impasses. Eddie représente dans le roman les exilés de retour au pays : « Réfugié successivement dans les quartiers trop accueillants de la Goutte-d'Or, Belleville, Ménilmontant, Pigalle, Rochechouart, Mouffetard, notre homme s'était frotté à une population caractéristique de ces lieux dont la fréquentation avait conféré à son expression orale cette exquise perfection qui jurait ici parmi ses putatifs confrères, sans compter les autres milieux »(p.45). De cet exil, d'autres seront partis vers diverses contrées européennes ou plus loin encore, vers les Amériques, terres d'exportation de leurs ancêtres ; Eddie revint, comme beaucoup d'autres dans les années 90, non sans rencontrer de problèmes identitaires inévitables : « Les exilés étaient de retour, et c'est bien vrai que rien ne serait plus jamais comme avant. Mais, en attendant, le fleuve impavide des résignations mesquines et des turpitudes furtives continuait de couler, et c'est ce qui désespérait Eddie, trop attaché à son indépendance pour nourrir la moindre ambition politique à vrai dire, mais trop écorché dans sa dignité d'Africain par un long exil au milieu de populations racistes pour laisser courir les choses, et c'était là son drame »(p.79).

L'ambiguïté du personnage résidera en ce qu'il décide de profiter du système qu'il bannit par ailleurs : « A y voir de plus près, la dictature, c'est pas le pire, à condition de savoir s'en servir »(p.46). S'improvisant détective avec un petit flic minable, Eddie possède les moyens de résoudre l'enquête, les mystères qui entourent les drames dont Zam est victime. Mais pourquoi ne pas confier cette enquête à la police, à un commissaire compétent ?

 

 

Une enquête clandestine dans un décor dictatorial

 

«  - Mais alors qu'est-ce qu'on t'a dit ?

- Rien, seulement : tu vas faire des enquêtes et ça va te changer.

- Ca va te changer ? Pourquoi ça va te changer ?

- Parce que nous, dans notre police, on ne fait jamais d'enquête ; c'est même interdit.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Non mais c'est dingue. C'est interdit aux policiers d'ici de faire une enquête ? C'est vrai, ce mensonge ?

- C'est vrai, monsieur. »(p.130).

 

Le régime dictatorial est sans cesse dénoncer comme on a pu s'en rendre compte dans des extraits précédemment cités. Pourquoi s'en référer à la police puisqu'elle est elle-même inefficace ou au pire des cas corrompue ? « Pendant des heures, on fit le procès de la police et de la magistrature, aussi corrompues et perverties l'une que l'autre, plus criminelles que les criminels qu'elles étaient chargées de pourchasser et de punir »(p.72).

Le régime dictatorial romanesque a un statut un peu particulier parce que ce sont les personnages eux-mêmes qui le déplorent et le dénoncent, ou bien encore la voix du narrateur, jamais le dictateur ne fera son entrée en tant que protagoniste. Il s'agit en quelque sorte d'une parodie de dictature sans dictateur : en effet, le chef du gouvernement crève le livre de son absence. Eddie dira : « selon lui, après la privatisation très controversée des banques, de l'eau, de l'électricité, il restait désormais celle de la police et de l'armée, et même de l'Etat. Alors, du moins, le président, un fameux fainéant, serait enfin assuré de pouvoir se reposer tout le temps, son rêve secret »(p.127). Le portrait du dictateur se dresse en un homme paresseux qui « peut s'octroyer six grandes semaines de villégiature à l'étranger »(p.11). Le président-dictateur n'apparaît à aucun moment comme un personnage du roman, les seules références directes à cet homme sont celles citées ici. De plus, il ne se montre non plus comme un homme de pouvoir, la seule décision qu'il prendra sera le report des élections. Le lecteur se trouve donc en droit de se questionner quant au statut de ce président absent du pouvoir, figure simplement emblématique et médiatique. Que sait de son pays cet homme qui en est absent ? Et qui possède le pouvoir alors ? L'existence de groupes indépendants est rapidement mis en évidence et trouble le lecteur. Quels sont les liens entre ces groupes et le parti au pouvoir ? En existe-t-il un ? L'opposition elle-même se compose de beaux parleurs, maîtrisant la rhétorique avec une habileté indéniable et primordiale aux politiques, mais pas d'acteurs probants dans le lot ! Ce parti d'opposition ne paraît même pas en grande concurrence avec le parti au pouvoir ! Tout est magouille-j't'embrouille-ni vu-ni connu. Pas de pour ni de contre. Des révoltés qui ne font rien – peuvent-ils agir ?

Une dictature sans dictateur. Un pays où la loi du plus subversif règne. Un peuple qui trinque. Le décor est posé. Quel dédale, ce néocolonialisme. Et ces Français qui exploitent, se pensent encore à la maison, extirpent les richesses, trafiquent leurs déchets toxiques sur ce sol déjà condamné.

 

Il faut parler de « l'homme à la saharienne de bonne coupe, appelé Ebénezer, un prénom comme on n'en fait plus, même chez nous » (p.205 entre autres), le symbole même de cette dictature en dérive, le seul homme puissant du roman. Sous ses airs de mafieux se cache un philosophe du dimanche franchement inquiétant et sans scrupule, l'un de ceux qui tiennent les cordes et ont les moyens de convaincre le plus réfractaire : « Tu veux voir ce qu'est vraiment l'être humain, mon cher George ? Accule-le à la famine ; sortant aussitôt du bois, le loup se fait agneau, et le voilà couché à tes pieds. Quand on a la chance de tenir cette chose à la saveur divine qu'est le pouvoir, cette faculté miraculeuse de dompter les foules et les individus, de les plier à ses fantaisies, le laisser s'échapper, ça serait de la folie, quitte à utiliser toutes les ficelles, de la ruse à la guerre civile, et pourquoi pas au génocide »(p.210). Voilà le parfait machiavélique pour une dictature bien tenue.

 

Finalement, Zam découvre son malheur, sa faute, et se doit d'obéir à son bourreau. Mais c'est une autre histoire...

 

« Ce n'est pas parce que l'on a rendu l'âme qu'on est vraiment mort. On entame au contraire un long périple au cours duquel on traverse une forêt ténébreuse pour émerger dans une clairière ensoleillée »(p.250)

 

Le premier tome d'une trilogie inachevée

 

On peut lire, sur la quatrième de couverture du livre Pocket, « un roman-feuilleton... », pour décrire le roman de Mongo Beti. Extrait d'une critique d'un journal généraliste, je n'en citerai pas l'auteur, cette définition me fait bondir. Telle une saga, voilà l'image qu'on donne de ce roman. Bien que les personnages puissent paraître drôles et légers, l'utilisation de l'ironie certaine, une vraie et profonde gravité se cache entre les lignes.

Ce n'est pas un roman-feuilleton ou roman policier. C'est un roman politique au souffle porteur écrit par un grand auteur francophone du XXème siècle.

 

 Trop de soleil tue l'amour, publié en France en 1999 est le premier volet de ce qui devait être une trilogie. Ce roman est suivi de Branle-bas en noir et blanc publié en France en 2000 ; malheureusement, la trilogie reste inachevée puisque Mongo Beti décède en 2001.

Je viens de découvrir Mongo Beti avec le roman dont je viens de vous parler, et je vais vite me pencher sur Branle-bas en noir et blanc puisqu'il devrait présenter la suite des malheurs de Zam. Ma rencontre avec cet auteur s'ébauche bizarrement avec ses derniers écrits. Bien sûr, il manquera l'ultime dénouement, le troisième tome, qu'importe ? Saluons les qualités d'écriture de l'écrivain qui passa près de cinquante ans à écrire, romans, articles, essais, créateur d'une revue littéraire. Agrégé et professeur de Lettres Classiques, sa maîtrise de la langue française est délectable, jouissif ; le vocabulaire riche et parfois inattendu. Du langage parlé de Eddie (qui n'est pas sans rappeller le « francongolais » du Pleurer-Rire) aux envolées lyriques de Zam ou du narrateur, en passant par les références littéraires et musicales, l'écrivain sait où il va. Familier ou soutenu, tout lui va à merveille.

N'oublions pas le jazz et les recommandations pointues de musiciens, de chansons. Le jazz, première voix pour illustrer les souffrances du peuple noir ? C'est un autre débat. « La sympathie de Zam pour l'avocat est née le jour où le journaliste l'a entendu proclamer, sans rire pour une fois : « Sans le jazz, comment aurais-je pu endurer l'exil ? Excepté la mort, dont je suis exempt d'ailleurs, ce qui peut arriver de pire à l'être humain, c'est l'exil. Il y avait le jazz, Dieu merci » (p.46).

La voix de l'écrivain résonne, celui de l'exilé parti étudier et enseigner en France, revenu au Cameroun trente ans plus tard, traduisant dans les paroles de Eddie ses propres questionnements peut-être.

Enfin, suivons son conseil lorsqu'il proclame, à travers les propos de Zam :

 

« Je parle des anciens Grecs. Il faut toujours remonter aux anciens Grecs, si tu veux comprendre » (p.44).

 

Retour aux sources, aux origines, indispensables pour savoir qui l'on est, tel l'exilé qui rentre au pays.

 

 

Trop de soleil tue l'amour de Mongo Beti, première publication en France en 1999, chez Pocket, 251 pages.

 

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21 août 2012 2 21 /08 /août /2012 22:13

 

La petite Fadette de George Sandimages-4--copie-2.jpg

 

J'avais lu La petite Fadette il y a plus d'une dizaine d'années et il est vrai que mes souvenirs en étaient flous. Ma mémoire gardait par contre une trace agréable et positive de cette lecture, je me suis donc plongée à nouveau dans celle-ci, et je regrette de ne pas l'avoir fait avant. Mon regard a bien sûr pris en maturité et en profondeur, et cette oeuvre me semble à présent incontournable.

 

La petite Fadette, tel est le surnom de Fanchon Fadet, jeune fille abandonnée très jeune par sa mère, orpheline de père, confiée avec son petit frère à sa grand-mère, vieille femme aigrie, violente, maltraitante. La petite Fadette ne mange pas à sa faim, ne porte que des guenilles et vit dans une petite maison en bordure de forêt. Au-delà de sa pauvreté, matérielle et affective, la pauvre enfant souffre encore du regard des autres : elle est décrite comme très laide, et perçue comme une sorcière, petite-fille d'une guérisseuse, on lui étiquette une qualité malicieuse et démoniaque.

 

« Comme il y avait depuis longtemps une pique entre les gens de la Bessonnière et la mère Fadet, les bessons ne parlaient pas beaucoup à la petite Fadette, mêmement ils avaient comme un éloignement pour elle, et n'avaient jamais bien volontiers joué avec elle, ni avec son petit frère, le sauteriot, qui était encore plus sec et plus malin qu'elle […]. »(p.62).

 

Si le frère de la petite Fadette est appelé et comparé par là-même à un sauteriot, la jeune fille porte elle aussi un autre surnom peu flatteur, connu dans toute la région : le grelet. « Et quand je mets la petite Fadette en comparaison avec un grelet, c'est vous dire qu'elle n'était pas belle, car ce pauvre petit cricri des champs est encore plus laid que celui des cheminées »(p.62).

 

Lorsque je cite juste avant « les gens de la Bessonnière », je parle de la famille Barbeau, qui compte une particularité incroyable : avoir donné naissance à des frères jumeaux, appelés tout le long du roman « les bessons », synonyme assez désuet de jumeaux. De « besson », les gens du pays rebaptisèrent les terres des parents Barbeau en domaine de la Bessonnière. A leur naissance cependant, beaucoup de craintes apparurent dans la famille, et principalement celle d'en perdre un, qui serait d'une santé plus faible, et tout le monde sachant bien l'attachement d'un frère pour son jumeau, la conséquence terrible du premier décès apparaît très vite comme le décès du second, ne survivant pas à sa nouvelle vie en solitaire. Mais autre particularité des gens de la Bessonnière : nos jumeaux sont exceptionnellement forts, en pleine forme et très beaux ! Ils survivront, et l'intrigue principale du récit commence alors qu'ils sont tous deux adolescents.

 

Malgré leur gémellité, les deux garçons, baptisés Landry et Sylvain, sont très différents : Landry est fort, travailleur, humble, serviable, et fier, alors que Sylvain se dessine très jeune comme le plus fragile des deux, sensible, solitaire, et très vite une dépendance affective de Sylvain envers son frère prend forme. Il est convenu que l'un des deux doit quitter la ferme familiale, les frères ont le droit de discuter et de choisir qui partira travailler à la ferme voisine de Mr Caillaud. De nature plus courageuse et enclin au travail, Landry se dévoue et trouve finalement son bonheur dans cette ferme, entouré d'autres jeunes compagnons placés là pour travailler. Malgré certaines précautions, Sylvain devient jaloux des nouvelles amitiés de son frère, maladif, égoïste, et Landry se sent étouffer : « son amitié devint peu à peu si exigeante et son humeur si triste, que Landry commençait à en souffrir et à ne pas se trouver heureux de le voir trop souvent. Il était un peu fatigué de s'entendre toujours reprocher d'avoir accepté son sort comme il le faisait, et on eût dit que Sylvinet se serait trouvé moins malheureux s'il eût pu rendre son frère aussi malheureux que lui. Landry comprit et voulut lui faire comprendre que l'amitié, à force d'être grande, peut quelquefois devenir un mal »(p.50).

 

Mais où est passée la petite Fadette dans tout ça ? Voisine des bessons et ses parents, elle va par deux fois aider Landry à résoudre ses problèmes, et par là même gagner une récompense, quelle qu'elle soit. Elle se décide finalement : Landry devra danser avec elle, et rien qu'avec elle, lors d'une grande fête au village. S'humiliant devant tous avec ce grelet tout laid et malpropre, il tient pourtant sa promesse, Landry est un garçon de parole.

 

Et puis, au fil du temps, des discussions, Landry découvre une autre Fadette, pleine de raisonnement et d'intelligence, grande observatrice de la nature et de ses bienfaits. Loin d'une sorcière, elle au contraire très pieuse et chrétienne, clairvoyante quant à sa laideur et aux appréhensions des autres. Elle connaît ses torts mais la petite méchanceté dont elle a pu faire preuve ne découle que des violences que les autres lui ont infligées. Et ainsi naissent des sentiments amoureux très forts...

 

Je ne vous dirai pas la suite, à vous de le découvrir ! Leur amour restera-t-il si vivace ? Comment Sylvain survivra-t-il à la « perte » de son besson pour une femme ? Comment convaincre le père d'accepter cet amour entre son fils et cette vilaine sorcière ? Le dénouement sera-t-il heureux ?

 

Quoique soit la fin, il convient de parler de ce roman comme d'un chef d'oeuvre, et l'on comprend dès lors pourquoi il reste un grand classique de la littérature française. Une amitié, un amour, improbables. Une jeune fille crasseuse pleine d'esprit face à un beau jeune homme très remarqué. Un thème plutôt commun mais sublimé par l'écriture de George Sand qui offre à la littérature ses lettres de noblesse et propose une jolie morale, somme toute déjà vue et revue : ne pas se fier aux apparences, ne pas jeter la pierre au plus démuni, gratter la surface dure et découvrir la tendresse qui se cache.

 

Encore, pensons à la lutte féministe, à cette jeune Fadette, hors du commun, à l'opposé des autres filles du village, qui s'habille en garçon et dont la coquetterie fait défaut. Une figure féminine révoltée, pertinente, pétillante, inventée par une femme écrivain qui dut choisir un pseudonyme masculin pour voir ses oeuvres publier.

 

Il faut encore savourer la plume de George Sand, la maîtrise parfaite d'un français noble, même dans la bouche de ces jeunes gens. Beaucoup de subjonctifs, de subordonnées pour des phrases complexes mais précises, un jeu de la pensée et du rebondissement oral rares ! Un vrai bijou ! Admirez !

 

« -Va, Landry, lui dit-elle un jour, tu n'as que faire de l'intervention du mauvais esprit. Il n'y a qu'un esprit et il est bon, car c'est celui de Dieu. Lucifer est de l'invention de monsieur le Curé, et Georgeon, de l'invention des vieilles commères de campagne. Quand j'étais toute petite, j'y croyais, et j'avais peur des maléfices de ma grand'mère. Mais elle se moquait de moi, car l'on a bien raison de dire que si quelqu'un doute de tout, c'est celui qui fait tout croire aux autres, et que personne ne croit moins à Satan que les sorciers qui feignent de l'invoquer à tout propos. Ils savent bien qu'ils ne l'ont jamais vu et qu'ils n'ont jamais reçu de lui aucune assistance »(p.168).

 

Tout-à-fait adaptée à un public adolescent, cette oeuvre permet d'aborder des thèmes essentiels tels que le respect des différences, le non-jugement, l'entraide. Elle entre dans le programme de français des classes de quatrième qui stipule l'étude du récit au XIXème siècle.

 

La petite Fadette de George Sand, Folio Junior, première publication 1849, 250 pages.

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4 août 2012 6 04 /08 /août /2012 22:11

 

La faille de Jorn Riella-faille.jpg

 

 

Après vous avoir présenté Le jour avant le lendemain de ce même auteur, roman qui reste ancré dans mon coeur comme LE roman-phare de ma vie de lectrice, voici un autre roman de Jorn Riel. J'ai lu beaucoup de ses racontars et romans, qu'il faudrait que je prenne le temps de vous parler un peu, mais La faille garde une place à part dans la bibliographie de l'explorateur-écrivain.

 

Le titre même du livre témoigne de son caractère extra-ordinaire : il préfigure une fêlure, un gouffre. Etymologiquement, la faille nous vient de l'ancien français, du verbe faillir : manquer. Le substantif qui en découle désigne donc un manque, un défaut. De quelle faille s'agit-il ici ? Il est d'ores et déjà possible de déterminer une différence primordiale dans la thématique et le lieu du roman. J'ai expliqué dans mon billet concernant Le jour avant le lendemain que Jorn Riel est un explorateur du XXème siècle avant d'être écrivain. Spécialisé dans les régions nordiques, ayant vécu vingt années au Groënland, il rapporte de ses périples tous ses récits, donne vie à cette région hostile et méconnue du globe, offre la parole au peuple Inuit que j'admire particulièrement. Sa plume reste sensible et divine, à tous égards.

 

Mais voilà que La faille demeurait inexorablement sur une étagère de ma bibliothèque, sans vie, sans âme; moi qui adore Jorn Riel et ses récits sur le peuple inuit, je laissais de côté La faille. Il était donc plus que temps, en cette période de vacances, que je me décide à effleurer ce livre...

 

Qu'est-ce qui a rendu ma lecture tardive de ce roman ? Et bien cette faille justement ! Jorn Riel nous propose un nouveau voyage : loin du froid insipide du Groënland, l'écrivain, le grand voyageur, nous embarque pour la Nouvelle-Guinée, et son peuple autochtone. Les Papous. Dépaysement garanti.

 

Nous y voici donc ! Quel traumatisme ! La faille garde cette place UNIQUE dans l'oeuvre de Jorn Riel, le SEUL roman dont le cadre spatio-temporel n'est pas le Groënland ni les Inuit ! Alors, découvrons, osons, savourons des horizons inconnus... Jorn Riel est incapable de me décevoir...

 

Le Docteur Julius Horton vit à Wamena, petite ville de la vallée de Baliem, en Nouvelle-Guinée. Depuis trente ans, l'île est devenue son univers, son pays. Pour rien au monde il ne ferait demi-tour vers l'Europe. Il en a vu, des curieux avides d'aventures, débarquer sur l'île, mais aucun ne résiste longtemps à la vie sauvage qui les attirait initialement. Horton, lui, s'occupe des habitants. Bien connu des tribus papous, il soigne les blessés, les malades, les victimes de guerres tribales. Il a appris à comprendre ces différents peuples qui vivent dans la vallée. On le respecte.

 

Tout commence lorsqu'un certain Louis Schultz débarque à Wamena. Un être étrange selon Horton : on ne sait qui il est ni pourquoi il est venu jusqu'ici. Horton le croit incapable de réussir à mener des expéditions dans la jungle, marchant longuement sous une chaleur torride : rien qu'« un foutu touriste », bougonne-t-il. Gregers Hahnmuller, missionnaire chrétien, le pense bon : « c'est un homme bon, Julius […]. Même toi tu dois le voir. Mais un homme qui ne sait pas encore où diriger sa bonté » (p.10). Contre toute attente, Schultz va rapidement s'habituer à sa nouvelle vie, suivant le Docteur Horton dans ses déplacements, s'intégrant étonnamment au sein des tribus visitées. Rien ne le chagrine : ni la chaleur, ni les kilomètres, ni les désagréments liés à la vie des « sauvages » : « Ce qui est bizarre avec ce type […], c'est qu'apparemment il peut tout supporter. Il ne paye pas de mine, mais quelle santé ! »(p.19). De plus, Schultz semble loin d'être idiot : «  Il me déroute, cet homme-là […]. Il en sait plus qu'il n'en dit. T'aurais dû le voir examiner Kusa Walilo. Carrément professionnel. Il a fait plus que toucher à la médecine. Un petit gars vraiment doué. Il parle déjà aussi bien le dani que moi. Il a de l'oreille, ma petite Madé, l'oreille absolue, ce type. Et c'est clair qu'il a étudié la médecine et que c'est un sacré diagnostiqueur. Qu'est-ce qu'il peut bien fuir ? » (p.17)

 

La présentation des personnages est très rapide, mais couronnée de succès : sa précision, son efficacité, permettent au lecteur d'avoir une idée juste de chacun d'entre eux. Très vite, nous sommes plongés au coeur de l'action lorsque Schultz prononce une requête improbable à l'adresse de Horton : «  Pourriez-vous m'aider à me rendre sur les hauts plateaux de l'intérieur, docteur Horton ? Là où il y a une tache blanche sur la carte ? » (p.22). La réponse attendue de Horton ne traîne pas : «  Vous ne survivrez pas deux heures sur les plateaux. D'ailleurs personne ne les connaît. Personne ne sait comment sont les tribus là-bas, sinon par quelques rumeurs éparses qui parviennent jusqu'à la vallée. Et je peux vous assurer que ce qu'on entend ici sur leur cruauté peut vous faire faire de sacrés cauchemars la nuit. Oubliez ! »(p.23)

 

Schultz est malin et se tourne alors vers Georges Stilton, pilote d'un vieux coucou, comme il l'appelle lui-même. Lui demandant de l'emmener survoler les hauts plateaux, il convainc le pilote de se poser et en profite pour fuir dans la jungle, à quelques centaines de mètres d'une tribu inconnue... En repartant, dépité d'avoir laissé l'homme dans cette contrée barbare, certain de son sort, le pilote raconte ce qu'il vit : « Schultz ! Imagine, il s'était assis par terre et est resté planté là, à moitié caché par les hautes herbes, pareil à un vrai fossile. On aurait dit qu'il attendait quelqu'un. Planté là au milieu de rien, il attendait ! »(p.33).

 

Le temps et les années passent, le sort de Schultz ne laisse aucun doute. L'âme du jeune homme plane pourtant et laisse perplexe. Horton en parle souvent. Que lui a-t-il pris ? Pourquoi cette folie ? Qui était-il ?

 

Seule la vie de Wamena se transforme, se peuple, s'urbanise, se modernise. Les tribus continuent d'échapper à l'homme blanc et ses police, lois, interdictions...

 

Dix-huit années après la disparition, la fugue de Schultz, deux hommes d'une tribu des hauts plateaux se présentent, réclament Horton, en possession du médaillon autrefois porté par Schultz. Accompagné de Hahnmuller, Horton prend la route. Direction : les hauts plateaux, une tribu inconnue. Est-ce un piège pour s'emparer de lui, le manger ? Est-ce un véritable appel ?

 

Le face à face a lieu quelques jours plus tard : Schultz est vivant, se fait appeler Yonokma, et est le terrible chef de la tribu qui porte son nom. Guerrier, stratège, fort, le chef Yonokma est redouté sur tous les territoires alentours. Comment en est-il arrivé là ? On ne le saura jamais. S'il a fait venir Horton, c'est pour une seule raison : Lalu est son nom. Gravement malade, Schultz-Yonokma a une requête, tout aussi surprenante que la première : il eut plusieurs enfants de ses différentes femmes, mais Lalu est celle qui le comble. Elle lui ressemble. Il a décidé pour elle qu'elle devait vivre ailleurs que dans la tribu, redescendre dans la vallée, et c'est Horton qui en prendra la charge :

 

« Lalu, chuchota Schultz, est différente...un mélange d'eux et de moi. Horton... amène mon enfant à Wamena ! »

Julius Horton regarda Schultz avec étonnement. « Votre enfant ? Pourquoi ? »

Schultz se mit à tousser et se recroquevilla de douleur. Le guérisseur posa une main noire sur son bas-ventre et appuya un peu pour soulager la douleur.

« Elle...ne survivra pas ici, dit Schultz peu après. L'héritage, Horton. Lalu c'est moi, Schultz...plus que...Yonokma. » (p.93).

 

Le sort de l'enfant ayant été décidé par son père, elle ne peut refuser, et a accepté l'idée d'ailleurs depuis bien longtemps.

 

Nous suivons alors pas-à-pas les mois suivant l'arrivée de Lalu à Wamena, son adaptation à la vie urbaine, à l'école. La jeune fille se montre vive d'esprit, intelligente, sociable, elle parle anglais, chose extraordinaire ! Schultz lui parlait sa langue maternelle tout le temps dans son enfance, sans doute pour la préparer à son retour dans la civilisation. Mais Lalu fugue souvent. Indécise. Je vous laisse le plaisir de découvrir l'évolution de Lalu, son avancée, son cheminement...

 

Tout s'éclaire. La faille est symbolisée par la jeune Lalu. C'est elle dans le roman, héroïne de tout un peuple, heroïne de tout être de « sang-mêlé », fruit d'un métissage imprévisible. C'est elle qui manque à une tribu ou à une ville, une famille nouvelle. C'est aussi à elle que manquent ces êtres : sa tribu natale ? Le couple Horton ? Qui choisir ? Pourquoi choisir ?

 

Plus que la vie des Papous, ce roman s'édifice comme une quête de soi. Qui est-on lorsque l'on appartient à deux patries que tout oppose, qui s'entretuent même ? A qui s'identifier ? Comment, enfant du métissage, vivre ses deux cultures pleinement, sans regret, sans manque, sans faille ? Comment allier Papou et Blanc, vie sauvage et civilisation ? Comment vivre lorsqu'on ne se sent jamais chez soi, lorsqu'on a besoin d'être ici et là-bas ? Ce sont toutes ces questions que soulève ce roman, et beaucoup de lecteurs s'y reconnaîtront sans doute. Peut-être que certains parmi vous auront envie de s'exprimer, d'expliquer comment assurer ce pari audacieux de représenter deux peuples et deux cultures...

 

Au son de cette quête, c'est une fois encore la défense des différences, la condamnation des pratiques des Blancs envers leurs semblables colorés à la vie archaïque, qui résonnent dans ces pages. Comment expliquer le monde, l'évolution des peuples, les jugements, la cohabitation entre tous. Les personnages mis en scène ici sont pourtant rassurants et figurent probablement parmi les caractères trop rares de la présence blanche en terre étrangère.

J'ai particulièrement aimé le dialogue entre l'homme de foi et le médecin sur le thème de la guerre, la « barbarie » comprise comme telle par l'homme blanc :

 

« Mais la guerre, docteur ? Demanda le plus petit des prêtres. Pourquoi ces effusions de sang ? »

Horton le regarda d'un air lointain. Il n'avait pas la moindre envie d'expliquer la guerre. La tradition, la démonstration de splendeur et de puissance, la vendetta. Il y avait le choix, la guerre avait beaucoup de visages. La cruelle et impitoyable guerre de surprise, où l'on tuait pour tuer. Les guerres rituelles qui apaisaient les esprits inquiets des ancêtres. La guerre faisait partie du quotidien, c'était un déversoir pour l'agressivité. Comme chez les animaux. Nourriture, femelles et territoire de chasse. Mais les animaux se contentaient de totale soumission, l'homme allait plus loin et tuait ses congénères, poussé par la politique, le désir de pouvoir ou la religion

« La guerre ? » redemanda le prêtre.

Horton détourna le regard de son interlocuteur et attrapa la bouteille de Cognac de Hahnmuller. Tout en versant, il dit : « Je n'ai pas envie de parler de la guerre, car aucun de nous ne comprend que c'est la mère de tout, que pour les tribus elle comporte une beauté cruelle. Autrefois, quand les Liklok étaient nomades, la guerre était rare. Les indigènes qui vivent au milieu de la jungle, là-bas, sont paisibles et aimables, même envers leurs femmes. »

« Qu'est-ce qui les transforme ? »

«  Ils deviennent sédentaires. Possesseurs d'un territoire qui doit être défendu. Et tout va à peu près bien tant que les tribus sont de force égale, comme ils l'étaient à Siab il y a quelques jours. Mais de temps en temps surgit un meneur et alors le diable est lâché. »

Il vida son verre et jeta un regard à la ronde avec un sourire en coin. « c'est à peu près ce que vous pouvez vivre vous-mêmes dans nos sociétés hautement civilisées. Ne croyez surtout pas qu'il y ait une grande différence entre eux et nous, messieurs. » (p.47-48)

 

Ou encore, cette vision de la religion chrétienne par l'homme de foi lui-même :

 

« Le soir, après le repas, elle resta assise avec les autres filles sur la véranda devant la maison et écouta Hahnmuller qui leur lisait la Bible à haute voix. Il ne forçait jamais ses élèves à assister à ces lectures car le christianisme n'était pas quelque chose qu'on imposait aux gens. La foi, on la cherchait parce qu'il vous manquait une dimension dans l'existence. »(p.156).

 

Un livre à lire, encore, sans oublier le regard de l'ethnologue qu'est Jorn Riel. Chaque roman, chaque racontar, s'inscrit dans la fiction, certes, mais le grand voyageur s'inspire de ce qu'il a vu, témoin d'une vie autre, sauvage, et ses romans ne sont pas des ouvrages documentaires mais figurent tels de riches empreintes de ce que le  conteur a pu observer.

 

 

La faille de Jorn Riel, Editions 10/18, première publication 2000, 270 pages.

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4 août 2012 6 04 /08 /août /2012 21:56

 

La grammaire est une chanson douce d'Erik Orsenna

 

Comme elle est douce, la langue française, pour qui sait entendre... Voilà le message d'Erik Orsenna dans ce conte, principalement destiné à la jeunesse, mais pertinent pour tous...!

 

Alors que je prépare ma rentrée et les lectures données à mes futurs élèves, voici qu'une amie et collègue me dit : « Cette année, pour sûr, mes élèves liront La grammaire est une chanson douce  !». Brillantissime idée que j'ai volée et décidée de mettre en place... Je me suis donc replongée dans ce récit, bien des années après l'avoir lu pour la première fois... Alors, préparez-vous, chers élèves de sixième, à lire ce fabuleux roman, j'espère que vous en tirerez les leçons promises...

 

Jeanne a dix ans, elle est le narrateur interne de ce récit : c'est elle qui raconte son histoire. Comme dans toute fratrie, elle aime autant qu'elle déteste son frère aîné, Thomas. Tous deux prennent régulièrement le bateau pour renouer les liens familiaux entre un père et une mère divorcés. Or, un jour, le pire arrive : une tempête, qu'ils adorent et attendent comme un cadeau de Noël, retourne le paquebot... Les deux enfants échouent sur une île où un vieil homme, Henri, et son neveu, « le sublime », prennent soin d'eux. A leur réveil, Jeanne comprend qu'elle a survécu, mais elle prend conscience d'une terrible vérité : elle a oublié la parole. Comme un nouveau-né, elle ne sait plus parler, les mots s'entrechoquent dans son cerveau, tout se mélange en souvenirs confus. Le même drame bouleverse son grand-frère. Fort heureusement, Henri est là, tel un guide, bien présent auprès des deux jeunes, et leur permet de découvrir son île : elle n'est pas comme toutes les autres... On pourrait la baptiser « l'Ile aux Mots ».

 

Ah ! L'Ile aux Mots ! Si seulement elle existait ! Des magasins de mots sont au service des humains démunis de vocabulaire ou cherchant à recréer une langue et portent de jolies enseignent  : « L'AMI DES POETES ET DE LA CHANSON », « AU VOCABULAIRE DE L'AMOUR – TARIF REDUIT POUR LES RUPTURES », ou encore « MARIE-LOUISE, ETYMOLOGISTE EN QUATRE LANGUES »

 

« Le client suivant était un vieux, d'au moins quarante ans ; à cet âge, je ne croyais pas qu'on s'occupait toujours d'amour.

-  Voilà. Ma femme ne supporte plus mes je t'aime. « Depuis vingt ans, tu pourrais varier ; invente autre chose, me dit-elle, ou je m'en vais ».

- Facile, vous pourriez lui dire : « j'ai la puce à l'oreille ».

- Pour qu'elle me croit malpropre ?

- « Je suis coiffé de toi. »

- Ce qui veut dire ?

- L'obsession que j'ai de toi s'est enfoncée sur ma tête comme un chapeau trop grand. Je suis coiffé de toi. Je ne vois plus que toi...

- Je vais essayer. Si ça ne marche pas, je vous le rapporte. » (p.49)

 

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Sur l'île de Monsieur Henri, on trouve également la Ville des mots, rues, maisons, magasins, hôpital, mais aussi, une mairie. Une mairie, pour quoi faire ? direz-vous. Et bien pour marier les mots et les accorder ! Et oui, ce conte nous rappelle les règles primaires d'orthographe et d'accord ! Un adjectif qui épouse un nom prend son nombre et son genre. Sauf les adjectifs se terminant déjà par un e : une pauvre vie, un pauvre homme.

 

«  A vrai dire, c'étaient de drôles de mariages.

Plutôt des amitiés. Comme dans les écoles d'autrefois, quand elle n'étaient pas mixtes. Au royaume des mots, les garçons restent avec les garçons et les filles avec les filles. » (p.85)

 

Après ce bref rappel, poursuivons la visite de cette ville ! Vous y découvrirez que les mots sont organisés en tribus ! La tribu « nom », la tribu « adjectif », la tribu « verbe », et ainsi de suite ! Petite leçon pour s'éclaircir les idées quant aux classes grammaticales !

 

« Le premier métier, c'est de désigner les choses. Vous avez déjà visité un jardin botanique ? Devant toutes les plantes rares, on a piqué un petit carton, une étiquette. Tel est le premier métier des mots : poser sur toutes les choses du monde une étiquette, pour s'y reconnaître. C'est le métier le plus difficile. Il y a tant de choses et des choses compliquées et des choses qui changent sans arrêt ! Et pourtant, pour chacune, il faut trouver une étiquette. Les mots chargés de ce métier terrible s'appellent les noms. La tribu des noms est la tribu principale, la plus nombreuse. Il y a des noms-hommes, ce sont les masculins, et des noms-femmes, les féminins. Il y a des noms qui étiquettent les humains : ce sont les prénoms. Par exemple, les Jeanne ne sont pas des Thomas (heureusement). Il y a des noms qui étiquettent les choses que l'on voit et ceux qui étiquettent des choses qui existent mais qui demeurent invisibles, les sentiments par exemple : le colère, l'amour, la tristesse... »(p.79)

 

Et puis, un autre trésor se cache sur l'île : une usine ! Nouvelle métaphore ! Les mots travaillent, certes, mais pas n'importe comment ! Chacun a une fonction, un rôle à jouer : encore une délicate façon d'en venir à la grammaire et à la fonction des mots dans la phrase :

 

«  Je regardais la phrase que j'avais formée, ma première depuis le naufrage, et j'éclatais de rire :

« La fleur grignoter le diplodocus »

- Où as-tu vu ça ? Une plante fragile dévorer un monstre ! Généralement, le premier mot d'une phrase, c'est le sujet, celui ou celle qui fait l'action. Le dernier, c'est le complément, parce qu'il complète l'idée commencée par le verbe...

Pendant qu'il parlait, j'avais vite modifié l'ordre. « Le diplodocus grignoter la fleur. »

- Je préfère ça. Entre nous, je ne sais pas très bien si ces grosses bêtes adoraient les fleurs. Bien. Dernière étape, nous allons dater le verbe. « Grignoter », c'est trop vague. Et ça ne dit pas quand ça s'est passé ! Il faut donner un temps au verbe. Encore un effort, Jeanne, reste concentrée. Tu vois les grandes horloges, là-bas ? Vas-y. Et choisis. » (p.123)

 

L'usage de la parole est la condition pour le frère et la soeur de retourner chez eux, et Thomas retrouvera ses mots grâce à une autre grammaire : la musique. «  Solfège et grammaire, même combat ? »(p.135).

 

Ce petit livre compte parmi les pépites de la littérature française en tentant de redonner la noblesse à nos mots, maltraités, tiraillés, transformés, oubliés, inconnus, mal entendus,... A mettre au creux de toutes les mains, afin de réconcilier les français avec leur langue et ses outils. La grammaire n'est pas si compliquée pour qui se penche sur ses entendements. Rire des mots, les laisser libres, leur donner vie, utiliser notre imagination et notre créativité pour ne pas les enfermer, telles sont les espérances de ce trésor assoiffé de poésie et de vérité. Finissons sur ces deux extraits :

 

« La vie râpe, Jeanne, tu verras. Il faut tout faire pour l'adoucir. Et rien de tel que les rimes. Oh, elles se cachent souvent, elles ne sont pas faciles à dénicher. Mais une fois installées à la fin de chaque phrase, elles se répondent. On dirait qu'elles agitent leurs petites mains amicales. Elles te font signe et elles te bercent. Je crois que je ne pourrais plus vivre sans mes rimes. » (p.113)

 

« Un écrivain a pour métier la vérité. Laquelle a pour meilleure amie la liberté. L'animal par nature étant plus libre que l'humain, nul ne prête plus attention à ses propos que l'écrivain. […]

- Qu'est-ce qu'un grand écrivain ?

- Quelqu'un qui construit des phrases, sans se soucier des modes, seulement pour aller explorer la vérité. » (p.144)

 

 

La grammaire est une chanson douce, Erik Orsenna, Le Livre de Poche, 2003, 151 pages.

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18 juillet 2012 3 18 /07 /juillet /2012 18:07

 

Mille femmes blanches de Jim Fergus

 

 

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Mille femmes blanches est le roman le plus connu de Jim Fergus. Publié en 2000, il remporte un vif succès aux Etats-Unis avec plus de 250 000 milles exemplaires vendus, mais c'est en France que Jim Fergus trouve son heure de gloire avec 400 000 milles exemplaires vendus !

 

Mille femmes blanches est une oeuvre de fiction mais s'ancre profondément dans l'histoire et la culture amérindienne. Il se présente sous la forme de carnets, écrits par May Dodd et retrouvés par l'un de ses descendants, J. Will Dodd, qui se lance dès lors sur les traces de son ancêtre...

 

Tout commence en un prologue lorsque le grand chef Cheyenne, Little Wolf, se rend à Washington en 1874 pour formuler une demande tout-à-fait improbable... Il demande au Président des Etats-Unis, pour installer une paix durable entre la race blanche et la race indienne, de lui offrir mille femmes blanches, en échange de mille chevaux. La requête nous semble à nous, peuple « civilisé », déplacée. Echanger des femmes contre des bêtes ! Mais loin d'être irrespectueux, les Indiens considèrent les chevaux comme des animaux sacrés, bénis des dieux, et qui tiennent une place dominante dans la vie de ce peuple.

 

Contre toute attente, le gouvernement américain accepte l'offre ! Car c'est en ces termes que Little Wolf exprima son offre et parvint à convaincre ses auditeurs :

 

« La tradition cheyenne veut qu'en venant au monde les enfants restent dans la tribu de leur mère […]. Le Peuple [Cheyenne] est une petite tribu, moins importante que les Sioux ou les Arapahos. Nous n'avons jamais cherché à nous multiplier car nous savons que la terre ne peut porter qu'un certain nombre d'entre nous, de la même façon qu'elle abrite seulement un certain nombre d'ours, de loups, de wapitis, d'antilopes et d'autres animaux. Car s'il existe trop de bêtes d'une espèce donnée, elles meurent de faim jusqu'à ce que jusqu'à ce qu'il s'en trouve à nouveau la bonne quantité. Nous préférons rester peu mais avoir chacun suffisamment à manger plutôt que de mourir de faim. » (p.17)

 

Ainsi Little Wolf introduit sa demande, d'une logique implacable, alors que l'homme blanc, même au XIXème siècle, ne fusionnait déjà plus avec la Nature. Il poursuit :

 

« A cause du mal que vous avez apporté avec vous [...]et à cause des guerres que vous nous avez déclarées […], nous sommes maintenant peu nombreux. Le Peuple disparaîtra bientôt entièrement, comme les bisons de notre pays. Je suis le grand homme-médecine de mon peuple et mon devoir est d'assurer sa survie. Cela n'est possible pour nous qu'en intégrant le monde de l'Homme Blanc – je veux dire que nos enfants doivent devenir membre de votre tribu. » (p.18)

 

Encore un raisonnement d'une logique folle : en épousant des femmes blanches, les descendants de ces mariages incongrus appartiendront à la « tribu blanche » tout en possédant des gènes cheyennes. Little Wolf conclut :

 

« Les sangs de nos deux peuples seront désormais irrémédiablement liés » (p.19). De quoi instaurer la paix entre les peuples, c'est du moins ce que le chef Cheyenne espère...

 

Sur ces paroles, l'histoire de May Dodd peut commencer... Le gouvernement américain accepta donc l'offre de Little Wolf, mais dans un dessein un peu différent de celui du Cheyenne : les femmes qui entreront dans la tribu auront pour mission confidentielle et spéciale « d'éduquer » les indiens aux bonnes manières blanches, de les préparer à vivre en parcimonie avec les blancs et accessoirement de les convertir au Christianisme. L'affaire indignant de nombreux américains, il est vite convenu que les femmes qui partiront s'unir aux « sauvages » seront des volontaires choisies parmi les asiles et les prisons, en échange de la liberté...

 

C'est ainsi que nous découvrons May Dodd, engagée volontaire dans ce plan un peu fou pour l'époque !

 

« C'est aujourd'hui mon anniversaire et j'ai reçu le plus beau des cadeaux : la liberté ! Je griffonne maladroitement ces premières lignes à bord d'un train de l'Union Pacific, parti ce matin à six heures trente-cinq de la gare de Chicago, vers l'Ouest et le Nebraska », telles sont les premières paroles du premier carnet de May, en date du 23 mars 1875.

Page après page, le lecteur découvre le destin tragique de la jeune femme : internée dans un asile pour avoir eu des enfants hors-mariage, reniée par sa famille aisée, elle est obligée de travailler dans une usine pour aider son homme à subvenir aux besoins de la famille. Néanmoins, elle ne regrette rien :

 

Et si mon travail à l'usine avait, je le reconnais, quelque chose de répugnant, je ne regretterai jamais d'en être passée par là. J'ai tant appris des hommes et des femmes avec qui j'ai peiné ; j'ai vu de quelle façon vivent les autres dans ce bas monde, ces familles qui sont dans tous les sens du terme moins fortunées que la nôtre et qui, d'évidence, forment la majorité. C'est une chose que tu ne sauras jamais, ma bien chère soeur, et cette ignorance t'appauvrira toujours ». (p.49)

 

Enfin une nuit, les médecins surgissent et l'enferment à jamais. Internée pour « débauches sexuelles », souffrant de « passion amoureuse », de « perversion morale », la jeune femme est une honte pour la famille. Mais le gouvernement volera à son secours ! Sa « perversion » est un atout pour le projet ! Suite à un entretien concluant, elle accepte l'offre de partir vers les terres sauvages indiennes...

 

Page après page, le lecteur suit le long voyage – un véritable périple – jusqu'à Fort Laramie, la rencontre de May avec le capitaine Bourke, dont elle va tomber amoureuse, et puis le grand départ au campement cheyenne, la vie avec les cheyenne. A l'inverse du projet initiale, les quarante-sept femmes participant à ce premier « envoi » vont devoir s'habituer à la vie sauvage, apprendre les us et coutumes, se faire à la vie au grand air, être confrontées à des pratiques « barbares » pour l'homme blanc. Ce sont elles qui vont devoir changer.

 

Le roman dépeint la vie cheyenne, et ces femmes, anxieuses et inquiètes pour leur avenir, vont petit-à petit se plaire dans cette vie nomade, loin de tout artifice. Elle qui écrit au début du roman : «  Franchement, vu la façon dont j'ai été traitée par les gens dits « civilisés », il me tarde finalement d'aller vivre chez les sauvages », May ne sera pas déçue et s'initiera au respect de chaque chose, des individus entre eux. Elle apprendra à vivre simplement, au rythme de la nature et des saisons, à en admirer la beauté et jusqu'à prendre l'apparence d'une vraie Cheyenne.

 

En parallèle de cette vie, ce sont les projets maléfiques du gouvernement américain que nous pouvons suivre. Repousser toujours les peuples indiens plus loin, les parquer dans des réserves, tuer les rebelles, massacrer, ne pas tenir ses promesses, abreuver la soif d'or, de terres, de puissance... C'est malheureusement la fin du peuple Indien qui résonne dans ces pages, la décimation de cultures ancestrales et clairvoyantes. Et c'est bien ce que dénonce Jim Fergus dans ce roman : comment l'homme blanc a décimé tout un peuple, une culture, qui avait pourtant tant à nous apprendre. Au regard de ce que l'homme a fait de la planète, au regard du bilan que l'on peut dresser en ce XXIème siècle, les connaissances des Indiens d'Amérique, leur humilité face aux éléments, les raisonnements simples et efficaces, auraient pu permettre à l'homme d'éviter bon nombre d'erreurs. Encore aurait-il fallu accepter la notion de partage, de respect, de différence, ce que l'on n'est toujours pas prêts à entendre.

 

Mille femmes blanches de Jim Fergus, première publication en 2000, édition Pocket, 495 pages.

 

 

 

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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 21:49

 

Léodine l'Africaine d'Albert Russo

 

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Léodine est une jeune adolescente, fille de colons, née au Congo Belge dans les années 50. Elle est le narrateur de sa propre histoire, d'une période apparaissant comme assez courte (quelques mois).

 

Ainsi s'ouvre le récit : « Je suis née dans une ville, autrefois pleine de charme, que les Belges ont baptisée Elisabethville et qui maintenant s'appelle Lubumbashi. On la nomme aussi la perle de Katanga, cette province au sous-sol d'une richesse fabuleuse, que l'Union Minière avait su royalement exploiter. Après son indépendance, le pays de ma jeunesse a traversé près d'un demi-siècle d'affres et de malheurs en tous genres, aussi bien à cause de la vénalité de ses dirigeants que de la collision éhontée des grandes puissances et de la non moins délétères convoitises des pays communistes. »(p.7), exposant immédiatement le cadre et les tiraillements hypothétiques de notre narrateur entre colons et « autochtones »

 

Orpheline de père, elle nous conte comment elle grandit entourée de sa mère et ses grands-parents maternels, une mère dépressive, alcoolique épisodiquement, cherchant de l'affection auprès de trop nombreux hommes...

Jusqu'à ce qu'elle rencontre Piet, un homme jovial, apaisant, structurant, qui apportera à la mère et à la fille une grande stabilité : « Je dois avouer que depuis qu'il partageait notre vie, un certain équilibre s'était installé à la maison, notamment chez ma mère, elle qui, avant cette rencontre, rentrait souvent à des heures indues, parfois avec des inconnues, éméchée, au point de ne plus même me reconnaître ». (p26)

 

Ainsi, la vie semble avoir retrouvée son calme, jusqu'à ce que Léodine apprenne une nouvelle lourde de conséquences : son père, décédé en accident d'avion alors qu'elle n'était qu'un bébé, avait une ancêtre noire, son arrière-grand-mère, esclave en Louisiane. Mais alors commence se fait-il qu'elle ne le sache pas déjà ? Léodine n'a pas un métissage marqué, elle semble blanche, parce que « le gène saute des générations » et a « épargné » la jeune fille.

 

Dès cet instant, le roman prend une toute autre dimension et une autre tournure : Léodine, adolescente, en quête d'elle-même comme tout adolescent, perd tous ses repères et tente de comprendre qui elle est, et surtout d'accepter la présence de sang mêlé dans ses veines. « J'avais tout à coup l'impression que l'on venait de m'arracher quelque chose dans la région du ventre, ou était-ce plus haut ? Cette erreur d'appréciation ajouta à mon désarroi. Il me semblait aussi que je me vidais lentement de mon sang et, qu'à la place, on m'injectait un poison. Ce qui me déconcerta plus que tout c'est que, dans le même corps, je me sentais subitement autre, comme si celui-ci avait cessé de m'appartenir. »(p.29) A ses dépends, Léodine comprend tout l'enjeu de ce revirement de situation dans sa vie : traitée comme une blanche dans un pays où les noirs sont appelés « indigènes », être métisse signifie donc passer de l'autre côté de la société, être considéré comme impure, sale, ignorant. Que deviendrait-elle si cette vérité s'ébruitait ? Comment ses camarades de classe la considérerait-elle ? Quel avenir se dessinerait à elle ?

Malgré toutes ses angoisses et ses questionnements, Léodine décide de se confier. Plus qu'une confession, c'est un acte vital, le besoin d'échanger pour comprendre qui elle est. « C'est donc sur Yolande que je jetai mon dévolu et je le lui annonçait un après-midi, alors que nous sortions de l'enceinte de l'école, comme si les palmiers de la cour de récréation pouvait avoir des oreilles. Elle m'écouta, sans broncher, avec ce que je perçus comme l'ombre d'un sourire, puis elle me prit dans ses bras et me chuchota : Si tu veux, tu deviendras ma petite soeur. Ca te plairait ? »(p44) Yolande, une camarade de classe, gagne son amitié. Yolande, elle aussi métisse vient de l'Angola. Elle souffre souvent de moqueries malgré le statut avantageux de son père. Les deux jeunes filles, vont, de réticence en attirance, d'incompréhension en partage, devenir amies.

 

Enfin, Yolande introduit le dernier personnage important : Mario-Tendé, son cousin. Ponctuellement dans l'oeuvre, Léodine va constater par elle-même, au fil de rencontres souvent dues au hasard, qu'il y a aussi, au sein du peuple noir qu'elle ne côtoie pas, de grandes personnalités, de belles âmes. Et Mario-Tendé en sera la plus belle incarnation. La beauté du corps alliée à l'intelligence de l'esprit, le jeune homme se montre très vite comme opposant au colonialisme, prêt à travailler pour son pays, son indépendance, sa fierté d'homme et son orgueil. Mario-Tendé n'est pas comme les autres jeunes hommes que Léodine a pu rencontrer : il est vaillant, perspicace, persuasif et cultivé. C'est au-travers la parole de ce personnage que l'histoire du Congo nous est transmise, comme un conte qui cherche sa fin merveilleuse.

 

Et puis, il faut traiter du voyage de Léodine avec ses parents, à-travers le Congo et le Rwanda, avant les drames qui décimèrent la région. Le rôle de l'écrivain prend ici toute sa dimension puisqu'il s'attache à raconter le pays de sa propre enfance. Plus que raconter, il dresse un majestueux tableau, il peint. On ne lit pas, on observe cette peinture à l'huile, plus encore, on voyage en réalité ! Et on ne peut que s'émerveiller de ces terres équatoriales, encore vierges parfois, empreintes d'une douceur de vivre enviable, que l'on imagine sans peine. L'auteur reste omniprésent, et il serait intéressant de chercher la part autobiographique de ce roman.

 

Au fil des voyages et des rencontres, que pensera Léodine de sa propre destinée ? Arrivera-t-elle à se considérer réellement comme appartenant aussi à l'histoire du peuple noir, à être le témoin vivant du chemin parcouru par le peuple africain ? A vous de le découvrir...

 

Léodine l'Africaine, Albert Russo, éditions gingko-éditeur, 2011, 205 pages.

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23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 00:01

 

Ce qu'il advint du sauvage blanc de François Garde

 

 

 

 

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Il s'appelait Narcisse Pelletier. Il était né en 1825 à Saint-Gilles-sur-Vie, en Vendée. A l'âge de quinze ans, il s'engageait comme matelot et commençait à parcourir le monde. De bateaux en aventures, de tempêtes en paysages rêvés, le pire lui arriva : à l'âge de dix-huit, il fut malencontreusement abandonné par son équipage sur une île équatoriale proche de l'Australie. Perdu dans la jungle à la recherche d'un point d'eau pour l'ensemble des hommes de la goélette, le jeune Narcisse n'entend pas et ne répond pas à l'appel de la goélette signant le départ imminent.

Le voilà seul, abandonné, voué à une mort proche, de soif, de faim...

 

Ceci est une histoire vraie.

 

«  Quand il parvint au sommet de la petite falaise, il découvrit qu'il était seul. La chaloupe n'était plus tirée sur la plage, ne nageait pas sur les eaux turquoise. La goélette n'était plus au mouillage à l'entrée de la baie, aucune voile n'apparaissait même à l'horizon. Il ferma les yeux, secoua la tête. Rien n'y fit. Ils étaient partis. » (p.9)

 

François Garde reprend l'incroyable histoire de Narcisse Pelletier, destin inimaginable de ce petit français devenant, malgré lui, un sauvage. En effet, le jeune Narcisse va bientôt être recueilli par une tribu indigène, appelée à cette époque des « sauvages », tant leur culture et leurs pratiques paraissaient barbares (au sens premier comme au sens détourné avec le temps...) au bon européen civilisé et en pleine industrialisation. Soigné par la tribu, Narcisse nourrit l'espoir de voir la goélette revenir sur ses pas, son absence remarquée. Il calcule, envisage toutes les possibilités qui s'offrent à lui afin de palier au retard du retour de son bateau. Mais ce dernier ne reviendra pas.

 

Dix-huit années plus tard. Un navire se voit dans l'obligation de faire une pause, après une tempête, dans le but d'effectuer des réparations à l'embarcation, sur les rivages d'une île. Les hommes tombent nez à nez avec une tribu de « sauvages » en plein exercice de pêche, et constatent, effarés, qu'un homme semble très blanc par rapport aux autres... Narcisse Pelletier est retrouvé, après dix-huit ans d'exil forcé.

 

L'Histoire veut que Narcisse ait été embarqué de force sur ce navire. De retour en Europe, il réapprend à vivre à la française, et raconte son aventure au sein de cette tribu, leurs rituels, croyances, pratiques : tout ce qu'il peut apporter devient un trésor pour tous les anthropologues et ethnologues en naissance au XIXème siècle. Ses « mémoires » seront même publiées dans un ouvrage intitulé Chez les sauvages.

 

Cependant, l'écrivain, François Garde, romance l'histoire de Narcisse : celui-ci montera sur la goélette sans résistance, mais se révèlera totalement amnésique de sa vie « d'avant les sauvages » : il est devenu un membre à part entière de la tribu, et en a même oublié sa langue natale...

 

Le roman oscille entre deux narrateurs : le premier revient sur l'incroyable parcours de Narcisse depuis son arrivée sur l'île ; le second, Octave de Vallombrun, explorateur, membre de la Société de Géographie, intéressé par la vie d'autochtones, dont on lira les lettres adressées au directeur de la Société de Géographie. Ces lettres nous révèlent comment Octave se voit confier l'existence de Narcisse, devenant son tuteur légal. Il y décrit les progrès de Narcisse, ses silences, ses oublis, son retour en Europe, son ré-apprentissage de la langue,... Mais aussi son mutisme sur ces années de vie sauvage : même après avoir retrouvé l'usage du français, Narcisse ne révèlera rien, délibérément, de son histoire. Est-ce une habitude adoptée des sauvages que de ne rien dire, se demande Octave ?

 

Dans un premier temps, il est intéressant de se pencher sur cette histoire méconnue mais bien réelle de cet homme qui s'intégra avec succès dans une tribu ethnique, et comment le retour en Europe fut difficile de par certains aspects.

De plus, le regard de l'explorateur est une source précieuse pour constater le cheminement de Narcisse, mais aussi les doutes et questionnements d'Octave : selon quels critères peut-on définir un sauvage ? Narcisse est-il un sauvage ? « Les observations que je fais minent mes certitudes. Qu'est-ce qu'un sauvage ? Et si Narcisse était devenu complètement sauvage, quel jour et à quelle heure est-il redevenu civilisé ? Que nous apprend son apprentissage sur le fait même d'apprendre ? Et lequel de nous deux est l'apprenti ? » (p.134)

Enfin, n'oublions pas qu'au XIXème siècle, et pour longtemps encore, le sauvage est inférieur à l'homme blanc ! Comment justifier l'accueil réservé à Narcisse ? L'oubli même de ce qu'il fut avant ? Quelles observations amèneront Octave à considérer cet Autre, lointain, inconnu, différent en tout, comme un être humain également ? « Narcisse ne fait que reproduire le savoir des sauvages, me direz-vous. Certes. Mais il y a donc un savoir des sauvages ? Quel est-il ? Quels autres trésors contient-il ? » (p.254)

 

Ce qu'il advint du sauvage blanc est une lecture très plaisante, enrichissante quant à l'histoire individuelle de Narcisse et d'un point de vue anthropologique également : comment vivent les tribus isolées ? Qui sont ces hommes ? Quelles capacités d'adaptation l'homme est-il capable de développer ? Et d'un point de vue plus philosophique : serions-nous plus heureux dans une vie plus simple ? Comment le retour au pays d'origine peut-il être vécu ? Est-ce un second déracinement ? Peut-on oublier qui l'on est et devenir un autre ?

 

Et combien d'autres furent abandonnés par leur navire, et qu'on ne retrouva jamais ?

 

 

Ce qu'il advint du sauvage blanc, de François Garde, chez Gallimard, 2011, 327 pages.

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28 avril 2012 6 28 /04 /avril /2012 22:50

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Un éclat minuscule

de Jean-Baptiste Gendarme

 

30 minutes. Les 114 pages de ce roman tiennent sur trente minutes de la vie de Stéphane, le personnage principal.

En trente minutes, il peut s'en passer des choses : mémorables parce qu'associées aux plus grandes joies, mais dramatiques aussi.

Les rues d'Alexandrie. Deux personnages : Stéphane et Clémence. Un couple français. Jeune parent d'un petit Romain, vingt mois, resté en France. Un petit voyage à l'étranger, pour se retrouver, ne pas oublier qu'une vie de famille, c'est aussi une vie de couple.

Soudain : le drame. La vie qui bascule et qui appelle aux souvenirs, bons et mauvais. Trouver le fil conducteur de sa vie, comprendre sa destinée en ce moment fatidique.

 

« Des images se succédaient au hasard. Il les laissait filer, sans se soucier des questions de montage ou de cohérence. Il énuméra. Des têtes tournées dans sa direction, un amas de visage, de doigts tendus. Un zigzag noir sur le macadam, l'odeur du caoutchouc... le souvenir d'un choc se précisait. Le moteur vrombissant, la voiture qui déboulait à pleine vitesse. Il la revoyait, de même qu'il voyait les gens courir vers lui, l'apostropher. Ca va, dit-il, ça va, il se rendit compte qu'il parlait tout bas, qu'on ne le comprendrait pas, il essaya une autre langue, fit un geste, OK, ajouta-t-il, la main sur le bras, I'm OK. Mais on ne faisait déjà plus attention à lui. On se détournait plus loin vers ce corps recroquevillé sur le sol, à quinze mètres de là. Un homme venait de le tourner en position latérale de sécurité, usant de ses mains, de ses bras robustes, ne craignant pas l'effort, enlaçant ce corps que Stéphane devinait être celui de Clémence. Et qu'il reconnut comme étant bien le sien à mesure qu'il s'approchait et que son trouble se dissipait » (p.14).

 

Le roman commence immédiatement avec le choc de l'accident, la voiture qui frôle Stéphane, qui éjecte Clémence. Le lecteur se trouve de suite dans les tourments du héros. Alors le décompte commence, cinq, dix, quinze minutes, insoutenables, éphémères et éternelles, savourées parce qu'elles seront peut-être les dernières. L'attente des secours qui tardent, l'attroupement de la population alentour, et pourtant, le silence...

 

Au cœur de ce troublant silence dans le chaos, Stéphane se souvient : leur rencontre, sa vie avant elle et avec elle. L'arrivée de Romain. Ses regrets, ses névroses. C'est un homme plein de doutes qui se présente à nous, plein de fêlures et de rêves inachevés. Les deuils se seront succédés dans sa vie de trentenaire somme toute banale, un homme qui aura souffert de divers manques : « La vie est ainsi, on le sait, Stéphane le savait, puisqu'il avait déjà eu son lot de mauvaises nouvelles, de deuils. On croit toujours que le pire est derrière, alors que parfois le pire, c'est maintenant, dans la salle d'attente d'un hôpital, dans un avion en flammes, sur le bord d'une route, ou dans une ruelle d'Alexandrie »(p.34). Au point culminant de la tragédie de sa vie, il se réalise, s'écrit : «  Parfois, pour échapper au présent, on remonte le fil des évènements, retrace les chemins, retrouve les étapes qui, bout à bout, forment l'existence »(p.23).

 

Au fil des minutes, Clémence perd ses forces comme ses couleurs, son regard devient inexpressif. Mais jamais Stéphane ne criera, il ne pleurera pas, pas maintenant. Il reste hors de cette réalité intraitable, n'admettant pas ce qui se déroule sous ses yeux. Au gré des souvenirs, il retrace sa vie pour mieux accompagner Clémence, et imaginer l'après. Il murmure à celle qu'il aime ce que ses pensées lui soufflent : « Ils avaient fait beaucoup de photos de Romain, ces derniers mois, mais pas une de Clémence (ni de Stéphane). Dès demain, je te prends en photo, murmura Stéphane. Sinon, que restera-t-il de tout ça, dans quelques années ? Romain aimera, quand il fondera lui aussi sa famille, parcourir l'album de ses premières années et il sera heureux de ne pas trouver que des photos de lui. Feuilleter l'album oublié de mon enfance à la naissance de Romain m'avait fait du bien, songea Stéphane »(p.51).

 

Finalement, c'est le regret qui prédomine, celui de n'avoir pas assez profité du bonheur offert au moment donné : « Stéphane mesurait tout ce qu'il n'avait pas vécu, pour la simple raison, qu'il avait toujours une excuse pour remettre au lendemain ce qu'ils auraient pu vivre le jour même. Toutes les propositions de soirées, de sorties, de week-ends, de voyages, refusées sans raisons valables, lui revenaient, une à une à l'esprit, comme si on souhaitait lui faire regretter de ne pas avoir passé assez de temps avec Clémence. Au lieu de revivre les bons moments de leur vie, il revoyait ceux qu'ils n'avaient pas eus »(p.86).

 

Ce livre, court et à la lecture facile, appelle à la vie. En quelques instants, tout peut basculer.

 

Un éclat minuscule, Jean-Baptiste Gendarme, Gallimard, 2008, 114 pages.

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19 avril 2012 4 19 /04 /avril /2012 21:41

 

Aral de Cécile Ladjali

 

Aral est le sixième roman de Cécile Ladjali, publié en janvier 2012.imagesCAAA9BT6.jpg

 

Le titre seul du roman donne une indication élémentaire du lieu où se déroule l'intrigue du livre. Nous sommes en bordure de la mer d'Aral, dans les années 80 et 90, à Nadezhda, au Kazakhstan. Cette situation géographique est déjà annonciatrice d'un texte peu commun...

 

Un petit détour historique devient indispensable ici. C'est en 1918 qu'il fut décidé d'assécher la mer d'Aral, appelée ainsi alors qu'il s'agit en fait d'un lac, alors l'un des plus grands au monde. Ce plan tragique fut mis en exécution dans les années 60, annonçant une catastrophe écologique et humaine sans précédent : l'extinction restera l'une des plus tristement mémorables. Au nom d'un développement économique nécessaire, l'URSS détourna alors les deux fleuves alimentant le lac afin de nourrir en eau les plantations de coton, seules richesses de la région : «Nous restons quelques instants encore à agoniser dans le lit à sec de la mer d'Aral. Quand nous étions enfants, nous pêchions ici », explique le narrateur page 13. Comme l'affaire n'était pas suffisamment grave, le gouvernement soviétique installa au coeur de la mer d'Aral, sur l'île de Vozrozhdeniye, une base d'essais chimiques et bactériologiques. Voilà pourquoi je dis qu'il s'est agi d'une catastrophe humanitaire en plus d'être écologique : non seulement les habitants perdirent leur activité de pêche qui les nourrissait, permettait le commerce et le développement de nombreux métiers , mais en plus, la mortalité infantile devint la plus élevée au monde, et de nombreuses maladies se développèrent (le cancer notamment). « C'était une catastrophe écologique doublée d'un scandale politique dont la Russie était responsable. Le gouvernement kasakh tergiversait sur les causes, mais pour chaque mari ayant perdu une épouse ou pour une mère pleurant son enfant, il n'y avait qu'une explication : la disparition de la mer d'Aral contribuait à polluer air, terre, eau. La disparition tuait les gens »(p.19), voilà ce qu'affirme le narrateur de notre livre.

 

C'est dans ce triste paysage que nous rencontrons Alexeï, le narrateur déjà cité. Celui-ci est né à Nadezhda, ses parents fuirent leur Ukraine d'origine après la Seconde grande guerre, leurs familles ayant été suspectées à juste titre d'avoir aidé des Juifs.

 

Pourtant, malgré tout ce tragique omniprésent, le roman est un roman d'amour, les amours d'Alexeï, racontés par lui-même : sa femme, Zena, qu'il dépeint avec une sensibilité incroyable, à la fois admirateur, sensuel, transperçant ses pensées et ses désirs : « Tu viens jouer avec moi sur la plage ? me demandaient ses lèvres derrière la vitre couverte de poussière grise. Et moi, je m'abîmais dans la contemplation de cette bouche sur laquelle glissaient de longues boucles que soulevait le vent du Nord. C'était devenu une habitude pour ma petite amie de traîner devant les fenêtres du conservatoire, juste pour vérifier qu'elle me faisait bien exploser le coeur à chaque apparition »(p. 25). Telle est la première description de Zena. Les deux amoureux se connaissent depuis toujours, il se dit qu'ils sont nés le même jour ! Le narrateur nous raconte leur histoire, depuis l'enfance, jusqu'à leur mariage, en passant par toutes les bêtises enfantines, et la première rencontre charnelle.

La mer est l'autre grand amour d'Alexeï. Il constate sa disparition au fil des années, et malgré cela, elle reste un élément indissociable du livre, un besoin d'aller la voir, de marcher toujours plus pour la toucher. Comme une femme qui s'éloigne, il fait tout pour la retenir et ne pas l'oublier. Elle est ce deuxième élément féminin du livre, celle qui, par sa disparition, préfigure déjà l'éloignement entre Zena et Alexeï : « Oui, l'Aral disparaît et alors ? Sa disparition sera toujours moins grave qu'une épouse qui vous trompe » (p.41).

Enfin, la dernière amoureuse d'Alexeï est la musique – notons que grammaticalement les amours de notre narrateur sont toutes des mots féminins. La musique, comme Zena et la mer, a toujours existé dans la vie d'Alexeï. Ici, il est important de souligner un événement important dans la vie de notre narrateur : « J'ai commencé à perdre l'ouïe l'année de mes dix ans »(p.25). Alexeï devient totalement sourd, du moins n'entend-il plus comme nous avons l'habitude d'entendre ce mot. Non seulement il lit sur les lèvres, mais il ressent, perçoit ce que les entendants ne parviennent pas à faire. Alors il est remarquable de dire qu'il devient un grand musicien, compositeur reconnu. Son avenir musicologique sera déterminé par un vieil ami des parents d'Alexeï : « Quand il comprit qu'il allait bientôt mourir, [Dmitri] voulut me faire ce cadeau car il avait deviné que j'étais en train de devenir sourd. Le geste semblait curieux, d'une ironie un peu cruelle même. Il n'en était rien cependant. Dmitri savait que je pourrais entendre les sons qui sortaient de l'instrument. Grâce aux vibrations » (p.27). Ce dernier lui offre : un violoncelle.

 

La musique devient une part très importante du roman à partir de là, puisqu'Alexeï va à présent entendre avec elle, produire des sons qu'il est incapable d'entendre, les vibrations et l'instrument devenant une prolongation de lui-même, instrument qui, coincé entre ses cuisses, va d'ailleurs plusieurs fois être comparé à un autre sexe.

C'est en musique que le jeune homme s'exprime et qu'il perçoit le monde, comblant l'espace laissé par Zena et l'Aral : « Je vis dans un pays où tout se tait, disparaît. Et pourtant, lorsque la musique perce, elle réorganise le temps et ses pulsations. Elle amplifie l'espace invisible ainsi que son absence de conséquence face à l'évanouissement. Grâce à elle, tout semble plein »(p.43).

 

Un autre mot féminin ponctue le livre de façon régulière, rappelant peut-être l'essence même du texte : la disparition.

Tout disparaît dans la vie d'Alexeï, l'ouïe, sa femme, sa mer, seule la musique reste, et seul apparaît le doute, comme une évidence : ses parents sont-ils bien ceux qui l'ont conçu ? Cette disparition, c'est aussi la perte de l'identité, le questionnement des origines. Se regardant dans un miroir, Alexeï exprime ses doutes : «  Je méprise ce visage à cause du mystère oriental qui se cache sous son derme, ses cartilages, et que ma mère n'a jamais souhaité éclaircir »(p.31). Et la conviction peu à peu que sa surdité est apparue à cause de cette vérité cachée : « Aujourd'hui, sous les cerisiers, je comprends ce qu'on ne m'a jamais dit. Mais je n'ai rien à raconter à ces mioches crasseux. Je ne peux pas parler de toute façon. Personne ne me parle à moi. C'est pour cela que je suis sourd. Si on me parlait, j'entendrais quelque chose » (p.148).

 

Alors, dans tous ces méandres du destin, face à ces fatales disparitions, l'homme ne sait plus qui il est, d'où il vient et quelle direction prendre : « Je n'existe pas, je m'efface. Comme l'Aral, je suis en train de disparaître »(p.128). Inextricablement lié à ce paysage qui devient lunaire, Alexeï va devoir composer avec les surprises que nous réserve la vie, les ravages des essais bactériologiques ; la belle et étrange rencontre avec Nulufar qui tournera subtilement en amour paternel, adoption fortuite par celui qui pense avoir été adopté ; la recherche musicale ; la confrontation et l'acceptation de qui il est ( « C'est étrange ce confort du corps et de l'esprit après de telles nouvelles. En fait, l'incertitude doit être ce qui épuise le plus. N'importe quelle vérité est bonne à dire à condition que ce soit dans la clarté »p.186); le pardon ; et Zena : en faire son deuil ou y croire encore ?...

 

Voici un magnifique texte, qui prouve que malgré les aléas de la vie, même en terre hostile et manipulée, l'homme reste homme et bâtit une histoire, toujours dépendante de celle de son pays.

C'est un livre touchant, attrayant, et qui nous fait devenir un avec le narrateur : comme lui, on entend d'une façon toute autre, on entend le silence, on perçoit l'absence de la mer... L'écriture est sublime, littéraire, accrocheuse et féminine, bien que le narrateur soit un homme, la plume de la femme écrivain se devine. La sensibilité du texte, la subtilité des descriptions, l'ambiguïté des non-dits... Un savant mélange.

 

Aral, de Cécile Ladjali, chez Actes Sud, 2012, 252 pages.

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